Juger les mots (Anna Arzoumanov). Le cœur scruté, les mots pesés, chronique d’un pays qui n’aime plus la parole

Le livre d’Anna Arzoumanov, Juger les mots, dont les pages se lisent comme un traité de philologie tragique, apporte une démonstration accablante : la France officielle n’aime plus le langage. Elle ne l’aime plus pour ce qu’il a de flottant, d’ambigu, de rusé, de poétique. Elle s’en méfie comme d’un animal libre. Jadis patrie de Pascal, de Montaigne et de Bossuet, elle en est venue à redouter toute phrase qui ne serait pas pavée d’une transparence administrative. Ce qu’elle redoute, en vérité, c’est l’esprit.

Je n’exagère pas. J’invite mes lecteurs à lire cet ouvrage, et à le lire non comme un exercice de salon, mais comme un signal faible émanant du fond de notre crise démocratique. Arzoumanov, linguiste de métier, dissèque la manière dont les magistrats, qui ne sont ni poètes ni grammairiens, interprètent aujourd’hui les énoncés publics. Elle montre que les juges, pris dans la logique des lois dites mémorielles ou antidiscriminatoires, en viennent à peser les mots au trébuchet, à interroger non seulement leur sens apparent mais leur soubassement symbolique, leur effet supposé, leur écho dans l’oreille d’un public plus ou moins « informé ».

Autrement dit, la justice française s’est arrogé un pouvoir inouï : sonder les cœurs et les âmes. Elle n’interdit plus seulement des mots, mais des intentions. Elle ne sanctionne plus l’acte de dire, mais le soupçon de vouloir dire. Elle ne juge plus ce qui est exprimé, mais ce qui serait exprimable dans une lecture codée, secondarisée, indirecte, parfois même allégorique. Il ne s’agit plus de censurer des appels à la violence, ce qui serait légitime, mais de condamner la formulation d’un désaccord, d’une inquiétude, ou d’une critique lorsqu’elle est livrée dans une langue suffisamment subtile pour échapper à l’index brut. Ceux qui savent manier le double sens, l’ironie, la litote ou la métaphore sont les nouvelles cibles.

Ainsi les procureurs se font exégètes. Les tribunaux deviennent des synodes. Un mot en -isme passera pour une opinion, un mot en -ité pour une attaque. La phrase « l’homosexualité est une abomination » sera considérée, dans certaines circonstances, comme une idée ; mais dire « les homosexuels sont abominables » vous vaudra la honte publique. Le tour est joué. On ne juge plus la haine, on juge la grammaire. Un suffixe vous envoie devant la XVIIe chambre correctionnelle. Une virgule déplacée, une anaphore ambiguë, et voici l’ombre du délit.

Ce n’est pas seulement une dérive, c’est une régression. En prétendant moraliser la langue publique, nos autorités ont réinventé le procès d’intention, non plus pour savoir ce que vous avez dit, mais ce que vous auriez voulu dire, et, plus encore, ce que certains pourraient croire que vous avez voulu dire. À l’ère du soupçon généralisé, les tribunaux ne condamnent plus des actes, mais des effets supposés. Les juges n’interprètent plus la loi, ils traduisent des messages. Et s’ils s’y trompent ? Peu importe, l’effet potentiel prévaut.

Cette situation, à laquelle Arzoumanov consacre des pages éclairantes, est d’autant plus inquiétante qu’elle contredit l’un des fondements de l’État de droit : la prévisibilité de la norme. Le droit pénal, rappelle-t-elle, repose sur un principe clair : nul n’est censé ignorer la loi. Encore faut-il que cette loi soit compréhensible, donc claire dans ses interdits. Or que constate-t-on ? Que le langage est désormais une matière glissante. Ce que l’un pourra dire sans conséquences, l’autre en sera condamné. Pourquoi ? Parce que l’intention prêtée, l’effet supposé, ou le « contexte élargi » diffèrent.

Prenez l’affaire Zemmour. Il écrit « la plupart des mineurs isolés sont des violeurs ». Formellement, il se contente d’un jugement statistique. Mais les juges ont élargi le contexte : ses discours précédents, son style polémique, sa notoriété, ont transformé la phrase en incitation. Peu importe le sens littéral. On juge l’ensemble. On juge l’homme. Et l’on décide du périmètre légitime de la parole selon la personne qui parle.

Je sais qu’on me dira : « la liberté d’opinion est garantie ». Oui, dans le silence des pensées. La Déclaration de 1789 protège la croyance intime. Mais la liberté d’expression, elle, est criblée de conditions. La loi Pleven, la loi Gayssot, la loi sur l’égalité, les jurisprudences antiféministes, antiracistes ou anti-islamophobes, ont peu à peu réduit l’espace du débat, au nom du vivre-ensemble. Et l’outil de cette réduction, c’est la réinterprétation. On ne vous reproche pas ce que vous avez dit, on vous reproche de parler dans un moment où d’autres pourraient mal vous comprendre.

L’effet est ravageur. Car face à cet arbitraire, deux stratégies s’imposent : se taire, ou dissimuler. Ceux qui veulent dire deviennent indirects. Ils multiplient les codes, les euphémismes, les clins d’œil. Que penser de : « C’est Nicolas qui paye » ? Et comme les juges le savent, ils traquent le double sens, l’ironie, le sous-entendu. Une parole trop habile devient suspecte. Ainsi la République persécute les dialecticiens. Elle encourage les imbéciles, qui s’expriment platement, et elle punit les subtils, qui contournent l’obstacle. Tout cela n’est pas une justice, c’est une chasse aux hérétiques.

On se croirait revenu au temps des disputations théologiques où l’on condamnait pour hérésie des formules imprudemment logées entre deux versets. Les nouveaux inquisiteurs ne portent plus de froc ni de corde, mais des toges et des stylos rouges. Ils ne brûlent plus, ils pénalisent. Ils ne demandent plus : Qu’as-tu dit ? mais : Que pensais-tu ? Et dans quel dessein ? À l’ère de l’intelligence artificielle, nous aurons des machines pour écrire, mais des juges pour interpréter ce que la machine n’a pas voulu dire.

Le livre d’Arzoumanov, bien que rédigé dans une langue trop prudente, porte en lui un avertissement solennel : le droit pénal ne peut survivre à l’arbitraire linguistique. Si la loi ne sait plus dire ce qu’elle interdit, si les juges eux-mêmes inventent la transgression à partir du contexte, alors nous sommes sortis de l’État de droit. Et nous entrons dans l’empire de l’émotion judiciaire, du soupçon idéologique, de la tyrannie douce des bonnes intentions.

Il ne s’agit pas ici de défendre des propos ignobles. Il s’agit de rappeler que la liberté d’expression ne se mesure pas à ce que vous pouvez dire dans un dîner mondain, mais à ce que vous avez encore le droit de murmurer lorsque vous êtes seul contre tous. La République n’a pas à aimer les paroles qu’elle tolère. Elle doit seulement les tolérer.

Ou alors qu’elle dise franchement : il y a des pensées qu’il ne faut plus formuler, même sous masque, même en rime, même par ellipse. Qu’elle annonce le retour de la police des idées. Qu’elle dresse un index. Qu’elle publie les mots interdits. Cela aurait au moins le mérite de la franchise. Mais qu’elle ne prétende pas faire de la justice lorsqu’elle instruit des procès d’intention.

Si tel est l’avenir de notre liberté, alors il faudra à nouveau apprendre à écrire entre les lignes. Et pour ceux qui, comme moi, ont connu d’autres continents, je puis vous dire ceci : une société qui demande aux écrivains de parler en parabole est une société qui prépare la dictature.

Dans ce climat d’étouffement feutré, où les mots sont guettés comme des gestes obscènes, où la dialectique est soupçonnée d’être un art de la dissimulation et où l’ironie devient un crime moral, rares sont ceux qui tiennent bon, droit dans l’orage, sans se coucher. Il faut alors rendre hommage à un homme, et à un travail collectif, qui, contre vents, lois scélérates et tempêtes médiatiques, défend depuis des décennies la liberté de penser et de dire : Jean-Yves Le Gallou, et l’Institut Polémia.

L’œuvre de Le Gallou n’est pas celle d’un pamphlétaire égaré ou d’un franc-tireur isolé. C’est un travail de fond, méthodique, argumenté, où chaque article documente, éclaire, décortique les mécanismes de la censure contemporaine. Depuis L’État censeur, cette étude implacable des dispositifs juridiques qui verrouillent l’espace public, des lois Pleven, Gayssot et Taubira jusqu’aux circulaires préfectorales et aux décisions des parquets, jusqu’aux analyses lucides sur la jurisprudence politique, Polémia démontre, faits à l’appui, que la France est devenue un pays où la liberté d’expression n’est plus qu’un leurre constitutionnel.

Jean-Yves Le Gallou le dit avec la précision d’un juriste et l’insolence d’un homme libre : nous vivons sous un régime où l’on peut être poursuivi pour avoir chanté une chanson, cité un auteur, utilisé un mot dans un sens inattendu, ou simplement fait un geste de désaccord. Le cas de Dieudonné, poursuivi pour une pirouette scénique ; celui de Dominique Venner, dont les écrits pourtant profonds furent traités avec un mépris de police ; ou encore l’affaire Fristot, où une pancarte contenant des noms et une question, « Mais qui ? », suffit à entraîner une condamnation, en disent long sur l’état clinique de notre démocratie.

Polémia ne se contente pas de dénoncer. Il alerte, structure, mobilise. L’Institut tient tête à l’idéologie judiciaire qui prétend sonder les âmes et désarticuler les phrases comme un maréchal-ferrant casse les os d’un cheval rétif. Il tient le flambeau d’une liberté française, celle de Voltaire autant que de Drumont, celle de Jaurès autant que de Barrès, où l’on se bat avec des idées, non avec des convocations au commissariat.

À l’heure où le Conseil d’État se fait gardien des dogmes, où les procureurs deviennent les clercs du nouvel ordre moral, et où les plateaux de télévision s’alignent sur les injonctions ministérielles, Polémia reste l’un des très rares lieux où l’on peut encore réfléchir, débattre, désobéir. Le Gallou y parle de « liberté sous le boisseau » : c’est l’image juste. On étouffe la braise en prétendant contenir l’incendie.

Je l’écris sans emphase : ceux qui, demain, voudront comprendre comment la France en est venue à avoir peur de ses propres mots, liront les archives de Polémia comme on lit aujourd’hui  La Nouvelle Inquisition de Faye, non seulement comme des textes de combat, mais aussi comme des diagnostics sur un monde malade.

Le totalitarisme ne commence jamais par des arrestations. Il commence par une peur : la peur de dire. Jean-Yves Le Gallou a eu ce courage rare de parler encore, quand tant d’autres chuchotent. Qu’il en soit ici remercié.

Balbino Katz — chroniqueur des vents et des marées —

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Une réponse à “Juger les mots (Anna Arzoumanov). Le cœur scruté, les mots pesés, chronique d’un pays qui n’aime plus la parole”

  1. Pschitt dit :

    Il est intéressant que ce livre (que je n’ai pas encore lu) soit conseillé aussi bien par Libération que par Breizh Info. Il est normal de « juger les mots », le problème est qu’en jugeant les mots on juge leur sens, et que ce sens peut être très différent pour celui qui parle et pour celui qui entend. Les révolutionnaires de 1789 avaient tenu à affirmer à la fois le principe de la liberté d’expression et celui de limites apportées par la loi à cette exception. (Article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.) Le principe est la liberté, la loi peut lui apporter des exceptions. On a bien vu depuis lors que les thuriféraires des droits de l’homme sont bien les premiers à vouloir étendre indéfiniment ces exceptions !

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