La violence qui a explosé en Catalogne à la suite de l’annonce des condamnations des responsables de la déclaration d’indépendance d’octobre 2017 a pris des proportions inédites dépassant tout ce que cette région avait connu. Que va-t-il se passer dans ce qui fut le poumon économique de l’Espagne ? Existe-t-il une voie de sortie de cette situation qui peut dégénérer à chaque instant ?
La journée du vendredi 18 octobre a vu la réunion dans Barcelone de cinq marches de protestation venues des différentes grandes villes de la région. La journée promettait d’être chaude avec près de cinq cent mille manifestants dans les rues.
Les journaux ont ouvert des canaux vidéo pour observer en direct le déroulement des événements. Les radios faisaient intervenir en direct des journalistes mêlés à la foule, les télévisions avaient plus de mal car les manifestants devenaient hostiles à leur égard. A la fin de la journée, les affrontements se sont faits plus durs. Après le départ du gros des participants, de très jeunes manifestants, parfois des collégiens, prenaient le relais de leurs aînés et s’attaquaient aux forces de l’ordre.
Au plus dur des émeutes, les unités d’intervention de la Garde civile restaient pourtant l’arme au pied faute d’autorisation pour venir en aide à leurs camarades de la Police nationale, en situation périlleuse face à des manifestants déchaînés. Le ministre de l’Intérieur socialiste avait sans doute peur que l’arrivée des gendarmes espagnols soit considérée comme une provocation de plus par ses soutiens politiques catalans.
Le samedi matin, le bilan est consternant : des dizaines de blessés, quelques dizaines d’arrestations et une ville en état de choc face aux destructions et aux images de violences diffusées en boucle sur toutes les télévisions. Le dimanche 20, le bilan officiel depuis les débuts des affrontements faisait état de 288 policiers blessés, plus autant de manifestants, 267 fourgons endommagés et 194 personnes arrêtées et des millions d’euros de dégâts.
Une sentence attendue
Tout avait commencé quelques jours plus tôt, le lundi 14 octobre, lorsque le tribunal suprême a publié les près de 500 pages de la sentence contre les responsables de la déclaration unilatérale d’indépendance catalane. Décevant la droite de Vox et du Parti populaire comme les libéraux de Ciudadanos, le tribunal abandonnait les accusations de rébellion au profit de celle, moins grave, de sédition.
À la grande satisfaction du gouvernement, le tribunal imposait les peines les moins lourdes possible sans les assortir d’une durée minimale d’emprisonnement pour pouvoir bénéficier d’une libération conditionnelle. Mais les communistes de Podemos, l’extrême gauche et les partis indépendantistes se sont indignés du principe même de la condamnation et de la lourdeur des sentences : plus de dix ans pour la majorité des condamnés.
Même si les conditions de détention dans la prison de Lledoners sont les moins contraignantes possible, il n’en demeure pas moins que les premiers prisonniers pourront retrouver la liberté au plus tôt pour les fêtes de Noël 2019.
Un des enseignements du procès est que, contrairement aux différents gouvernements qui se sont succédé au pouvoir à Madrid, la structure de l’État espagnol a fait preuve d’une capacité de résilience que les nationalistes catalans n’avaient pas anticipée.
Habitués à la lâcheté des gouvernements de droite comme de gauche, la classe politique régionale avait sous-estimé la capacité de réaction de l’État et pensait que la démonstration de force du référendum du 1er octobre 2017 allait suffire pour forcer le gouvernement à des concessions.
Le gouvernement de Carles Puigdemont n’avait pas compté sur l’intervention de la justice. Une enquête judiciaire lancée à l’initiative du parti Vox, qui alors ne réunissait que quelques milliers d’adhérents et aucun élu, allait mettre en marche une puis plusieurs enquêtes judiciaires qui vont alimenter celle des responsables indépendantistes après la proclamation de l’indépendance virtuelle.
Pour justifier sa relative clémence, le tribunal avance que le processus mis en route par la majorité indépendantiste du parlement de la Généralité était un simulacre car tous savaient très bien qu’il n’avait aucune chance d’avoir une traduction politique et juridique durable. Dans un entretien publié par El Periodico le samedi 19 octobre, l’ancien président de la Généralité, Artur Mas, a confirmé cette analyse des juges : « il y eut une déclaration d’indépendance purement symbolique, de caractère strictement politique, sans une seule conséquence légale. Pas une. Le gouvernement régional ne s’est même pas réuni. »
Sur le fond de la revendication des séparatistes, le tribunal rappelle que le droit à l’autodétermination ne s’applique pas aux États historiques, mais seulement aux colonies et territoires d’outre-mer. Voilà pourquoi les régions européennes ou les différents États des États-Unis, les provinces canadiennes ou encore les départements japonais dont la population souhaiterait prendre leur indépendance, ne trouveraient aucun soutien étranger.
Le cas de l’Écosse, souvent mis en avant par les catalanistes, ne peut leur venir en aide. Aucune institution internationale n’est intervenue dans ce qui est une affaire purement intérieure au Royaume-Uni. En outre, n’ayant pas de constitution écrite, le gouvernement de Londres avait toute la latitude pour autoriser un référendum d’autodétermination en Écosse.
En revanche, les pays à constitution écrite, comme les autres pays européens, n’autorisent pas la sécession d’une partie du territoire. Certains, comme le Portugal, interdisent même les partis indépendantistes ou régionaux.
Une riposte forte mais gangrénée par la violence
La réponse à la sentence a été organisée depuis des mois avec soin par la mouvance catalaniste. Mais cette fois, la crainte de poursuites judiciaires a conduit Omnium cultural et l’Assemblée nationale catalane (ANC), les deux grandes organisations catalanistes à placer en première ligne une organisation fantôme sans têtes visibles, le Tsunami democratic, qui organise les protestations par le biais de messageries cryptées avec le concours du parti d’extrême gauche CUP et des réseaux de Carles Puigdemont depuis son exil bruxellois.
Les protestations ont compté avec la mobilisation massive des milieux nationalistes qui ont réuni des foules pacifiques considérables et également des populations plus jeunes qui ont conduit des opérations violentes comme la tentative de prise de l’aéroport de Barcelone ou la prise de contrôle du centre de la capitale régionale.
Le niveau de mobilisation a été très fort, dans la tradition des grands événements nationalistes, avec par exemple la convergence à Barcelone le vendredi 18 octobre de six cortèges venus des différentes régions catalanes.
En revanche, le niveau de violence dans les rues est sans précédent depuis la Semana tragica de 1909 (sans morts cette fois-ci) et est un bon révélateur de l’état d’exaspération d’une partie de la jeunesse. Le tir de fusées contre un hélicoptère ou des fourgons des forces de l’ordre a frappé l’opinion tout comme l’arrestation voici quelques semaines d’un petit groupe de militants soupçonnés de préparer des attentats.
Au cours de cette semaine d’agitation et de violences, le gouvernement régional a perdu une manche dans la bataille médiatique. Alors que le gouvernement espagnol informait de la situation minute, que le ministre de l’Intérieur passait d’un plateau de télévision à un autre, le gouvernement de la généralité, paralysé par ses divisions et par la contradiction d’encourager les protestations d’une main et de devoir organiser la répression de l’autre, était aux abonnés absents.
Quim Torra est finalement apparu dans les médias pour se désolidariser de la violence, mais sans la condamner et proposer un nouveau référendum d’autodétermination, s’attirant la réponse du gouvernement : « ce référendum n’est désiré ni par une majorité de Catalans ni par une majorité de son propre gouvernement ».
Comme le fait remarquer la Vanguardia, les partis indépendantistes ne sont pas parvenus à mettre au point une réponse politique unitaire face à la condamnation de leurs responsables. Faute d’accord, le relais a été pris par des organisations de la société civile comme le Tsunami democratic mais qui à leur tour ont été débordées par des groupes violents qui ont fini par monopoliser les protestations en les transformant en affrontements d’une rare violence.
Face au silence des politiques catalans, la réponse des catalanistes à la sentence s’est réduite à une question d’ordre public qui se résout par une réponse policière organisée depuis Madrid et par la police autonome.
Une unité de façade s’est finalement faite le 22 octobre au parlement régional quand les partis catalanistes ont décidé de revenir sur des points censurés dans le passé par le Tribunal constitutionnel comme une mise en cause de la monarchie parlementaire ou le droit à l’autodétermination dans une proposition de motion qui sera débattue par l’assemblée catalane.
La venue du président du gouvernement espagnol à Barcelone pour visiter les policiers blessés le 21 octobre a ignoré les autorités régionales. La présence de gardes armés et de boucliers pare-balles a montré que les autorités policières avaient envisagé toutes les éventualités.
Une des images les plus frappantes de la visite de Sanchez dans la capitale catalane fut celle de médecins et d’infirmiers de l’hôpital où sont soignés les policiers blessés qui se sont réunis pour hurler à son passage des slogans indépendantistes et des insultes.
Une situation politique sans issue
Le sentiment de frustration de la minorité indépendantiste est d’autant plus puissant qu’il n’existe pas d’issue politique au projet catalaniste dans le cadre des institutions actuelles.
Comme l’a remarqué le jugement du tribunal suprême, quoi que décident les partis indépendantistes, quelles que soient les lois qu’ils adoptent au parlement régional grâce à leur courte majorité, il suffit de quelques lignes au Journal officiel pour qu’elles perdent toute existence légale.
Les émeutes ne peuvent rien changer à l’affaire. Les négociations que réclame Quim Torra au gouvernement espagnol ne peuvent pas altérer cet état de fait.
Les responsables catalans le savent très bien. Ils ont parfaitement conscience que le président du gouvernement espagnol ne peut pas leur offrir des concessions interdites par la Constitution. Pourtant, ils répètent cette volonté de parvenir à une solution politique qui pour Madrid ne peut se faire que dans le cadre constitutionnel.
Cette situation absurde conduit la classe politique catalaniste et une bonne moitié de la population catalane qui les appuie à vivre dans une réalité alternative où les uns réclament vainement à Madrid des mesures impossibles et les autres font semblant de croire que leurs élus défendent la Catalogne et non les intérêts égoïstes d’une classe politique sans doute une des plus corrompues d’Europe.
Pour l’ANC, la priorité est simple : que le Journal officiel de la Généralité publie la déclaration officielle d’indépendance pour y proclamer solennellement à la face du monde la république catalane et retirer le drapeau espagnol qui flotte sur le palais de la Généralité et sur le parlement régional.
Il va sans dire que la gauche catalaniste de l’ERC ne se retrouve plus dans cet objectif. Quand Quim Torra a rendu publique son intention de convoquer un nouveau référendum pour confirmer l’indépendance, le vice-président Pere Aragones, membre de l’ERC, a manifesté son malaise et Joan Tarda un des dirigeants historiques de l’ERC a appelé publiquement à la démission de Quim Torra et à des élections régionales anticipées pour que puisse se dégager une nouvelle majorité en mesure de composer un gouvernement disposant d’une majorité plus grande, une autre manière d’annoncer une alliance avec le Parti socialiste et un abandon de fait du projet indépendantiste.
Carme Forcadell, l’ancienne présidente du Parlement, condamnée à onze ans et six mois de prison, a récemment fait un aveu inattendu au micro de la radio publique régionale : « Nous n’avons eu aucune empathie avec les anti-indépendantistes et qui peut-être ne se sont pas sentis bien traités. Il y a beaucoup de monde qui n’est pas indépendantiste et qui défend les libertés et les droits fondamentaux. Si on les laissait choisir entre la Catalogne et l’Espagne, ils choisiraient l’Espagne ».
Une économie catalane à la peine
Les conséquences du processus commencent à peser lourd sur l’économie régionale et sur l’image de la Catalogne. Près de six mille entreprises ont déserté la région depuis le référendum illégal du 1er octobre 2017 et peu d’entre elles envisagent de revenir.
Les organisations patronales catalanes brillent par leur silence sauf celles où la mobilisation massive des petits entrepreneurs catalanistes a permis une prise de contrôle par les indépendantistes.
Les investissements étrangers sont en chute libre. En 2018, la Catalogne a reçu trois milliards d’euros quand Madrid en accueillait quarante milliards. Quant au PIB régional, ce n’est pas mieux : la capitale espagnole a connu une croissance supérieure de 60 % à celle de Barcelone.
Les entreprises et les familles riches ne quittent pas seulement la Catalogne pour des raisons politiques, mais aussi en raison de la pression fiscale écrasante qui ne suffit pas à couvrir des dépenses pharaoniques qui font de la Catalogne la région la plus endettée d’Espagne et sous perfusion permanente de Madrid, pas moins de 80 milliards d’euros depuis 2012.
Pour ne rien arranger, le 9 septembre dernier Quim Torra annonçait une hausse moyenne des impôts de 825 € par foyer fiscal quand au même moment, la présidente de la communauté de Madrid Isabel Diaz Ayuso annonçait de son côté une baisse historique des impôts régionaux.
Une porte de sortie : la solution confédérale ?
Il existe une porte de sortie qui est proposée par un secteur du Parti socialiste, une évolution du modèle politique espagnol, de l’Espagne des autonomies vers une Espagne confédérale qui permettrait éventuellement des référendums d’autodétermination.
Encore faudrait-il convaincre une majorité d’Espagnols que cette réforme se fait au nom du bien commun et non pas pour le seul profit de deux régions riches, la Catalogne et le Pays basque.
Ce serait une bataille politique de longue haleine qui contraindrait les catalanistes à rechercher des alliés dans les autres régions espagnoles, ce qu’ils ont toujours répugné à faire.
Des élections à hauts risques
Les élections du mois de novembre seront décisives pour la suite des événements. Elles ont été décidées par le gouvernement socialiste sur la base d’enquêtes d’opinion qui lui promettaient alors une nouvelle victoire électorale, mais les derniers sondages n’augurent rien de radieux pour les socialistes. Non seulement ils risquent de perdre des sièges, mais la somme de partis de droite a désormais une chance de l’emporter.
Un gouvernement du Parti populaire, avec à sa tête des dirigeants ayant en partie rompu avec la ligne molle de Mariano Rajoy, serait pour les nationalistes catalans la pire des hypothèses. Dans ce cas de figure, l’influence de Ciudadanos sera décisive pour réformer la loi électorale et réduire le poids des partis périphériques au Parlement. Quant à Vox, il serait l’aiguillon pour commencer la reconquête par l’État des institutions catalanes, en commençant par l’éducation et les médias publics.
L’exhumation de Franco du Valle de los caidos le jeudi 24 octobre à 10 h 30 aura sans doute des conséquences électorales qui pour le moment restent difficiles à prévoir. Mais un fait est certain, les Espagnols ont moins de mal avec leur passé que les catalanistes lesquels renouvellent chaque année leurs hommages à l’ancien président de la Généralité Luis Companys qui a sur la conscience plus de huit mille victimes catalanes assassinées ou exécutées durant la guerre civile.
Le devoir de mémoire doit s’assumer aussi bien à Barcelone qu’à Madrid.
Balbino Katz
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