Dans « Vue de Russie » édité par La Manufacture de Livres, Thierry Marignac livre une immersion rare et lucide dans la société russe contemporaine, saisie à hauteur d’homme au cœur d’un conflit que l’Occident préfère raconter à distance. Journaliste, romancier et traducteur aguerri, Marignac revient d’un long séjour en Russie où il a rencontré soldats, civils, opposants et partisans de la guerre. À rebours des récits binaires et moralisateurs, son livre mêle reportage, témoignages et regard littéraire pour explorer une nation fracturée, résiliente, tiraillée entre désenchantement et fierté. Dans cet entretien sans langue de bois, il démonte les mythes occidentaux, critique les propagandes des deux camps et témoigne de la vitalité d’un pays que beaucoup jugent sans le connaître.
Nous l’avons interrogé.
Breizh-info.com : Pouvez vous vous présenter à nos lecteurs ?
Thierry Marignac : Journaliste, romancier, traducteur (anglais et russe). 19 bouquins parus, romans, essais, documents, 90 traductions. A débuté il y a 45 ans. Spécialisé (en fiction) dans le polar géopolitique. Le dernier « L’Interprète », paru aux éditions Konfident au mois de mars 2025, a pour sujet une opération de guerre de l’information antirusse menée par les services spéciaux britanniques dans toute l’Europe à travers leur antenne « Integrity Initiative ». L’affaire avait défrayé la chronique au Royaume-Uni en 2016, mais avait été passée sous silence en France.
Breizh-info.com : Pourquoi ce livre maintenant ? Qu’est-ce qui vous a poussé à aller sur le terrain russe alors que la majorité des journalistes occidentaux s’en éloignent ou s’en tiennent à des sources secondaires ?
Thierry Marignac : Je n’avais pas mis les pieds en Russie depuis 3 ans, la Russie Covid. Je fréquente ce pays depuis une trentaine d’années, j’y ai de nombreux et excellents amis. Lorsque l’occasion s’est présentée, je n’ai pas hésité une seconde. L’idée d’y réaliser la sorte de reportage littéraire que je pratique était de surcroît séduisante. J’avais gagné mes lettres de noblesse dans le genre, avec « Vint, le roman noir des drogues en Ukraine » (Payot 2006) une longue enquête sur la toxicomanie et simultanément la Révolution Orange. À l’époque, l’Ukraine n’intéressait personne. D’une façon générale, depuis mon premier roman « Fasciste » (Payot, 1988), sorti en pleine prise contrôle de l’encadrement culturel par les post-gauchistes, je ne me suis jamais trop soucié des opinions « grand public ».
Breizh-info.com : Vous adoptez une posture d’immersion plus que d’observation extérieure. Quel a été le choc le plus fort que vous avez éprouvé à votre arrivée en Russie depuis le début du conflit ?
Thierry Marignac : « Le plus frappant, à Moscou, c’est la façon dont visiblement l’économie tourne à plein régime. Des dizaines de poids lourds qui foncent sur cette autoroute où j’attends le bus de chez le pote qui m’héberge. Toute la ville pressée, affairée, impatiente, les immigrés d’Asie Centrale ubérisés livreurs de pizzas, des 4X4 de luxe plein le centre-ville. « Ça rappelle une mégapole américaine en pleine bourre », écrivais-je à un ami parisien début octobre 2024.
Breizh-info.com : Qu’est-ce que vous avez vu et entendu en Russie qui contredit le récit dominant en Occident ?
Thierry Marignac : L’inévitabilité de la guerre pour éviter un probable ethnocide des russophones à l’Est de l’Ukraine, puisqu’une opération « à la Croate » du style de la reprise de la Krajina en 1995 semblait imminente. S’il avait laissé faire, le régime russe n’y aurait pas survécu. Les évènements du « Printemps russe » de 2014, où l’organisation du soutien humanitaire aux républiques irrédentistes du Donbass et de Lougansk avait rassemblé un large éventail de sensibilités dans la société russe — du Parti Communiste aux organisations patriotiques « de droite » — avait prouvé l’existence en Russie d’un fort courant de solidarité.
Breizh-info.com : Quelle est la part réelle de soutien populaire à la guerre ? Est-elle sincère, résignée, construite ? Avez-vous rencontré des Russes ouvertement hostiles à l’opération militaire ? Comment vivent-ils, où se cachent-ils, comment s’expriment-ils ?
Thierry Marignac : J’ai croisé quelques opposants à la guerre que je connaissais personnellement, notamment des auteurs que j’ai traduits. Je leur ai donné la parole dans mon bouquin, c’est mon devoir de journaliste. S’ils sont moins nombreux dans ce livre, c’est que j’en ai rencontré moins. Statistiquement, dans les quatre villes où j’ai évolué — Moscou, Pétersbourg, Ekaterinbourg en Oural, et Belgorod en zone frontalière avec l’Ukraine — la plupart des gens interviewés, simples citoyens, artistes et intellectuels, correspondants de guerre, l’écrasante majorité soutenait non pas toujours le régime, mais l’intervention en Ukraine. Le régime a pris quelques mesures sévères, fait quelques exemples, surtout au début de la guerre, et le message est passé. Dans une grande partie de l’encadrement culturel, les médias, l’édition, le show-biz, les opposants à la guerre continuent à régner, mais ils sont discrets sur le sujet. J’ai pu parler à tout le monde et personne ne se cachait.
Breizh-info.com : La propagande existe-t-elle dans les deux camps ? Et laquelle est la plus efficace selon vous ? Quels rôles jouent les élites intellectuelles et artistiques russes dans le conflit : opposition, soutien, retrait, silence ?
Thierry Marignac : La guerre de l’information tue l’information. Le journaliste de guerre Guennadi Alekhine, ex-colonel de l’appareil de presse de l’armée russe, me confiait que la grande différence entre les deux discours, c’était que du côté russe on mettait l’accent sur la propagande au sens propre, politique, tandis que du côté OTAN-Ukraine on forçait sur la désinformation pure. Ce sont les paroles d’un professionnel.
La Russie avait perdu la guerre de la communication en 2008, où par la magie de CNN, l’agression de ses forces internationalement reconnues de maintien de la paix par la Géorgie et, murmurait-on en coulisses, les bérets verts américains, était devenue en une nuit l’invasion russe. Si elle semble avoir fait des progrès sur ce terrain-là, notamment en Afrique, la faute en est sans doute aux excès de la propagande occidentale, dont la Russie a su tirer profit. La puissance hollywoodienne des mass-médias occidentaux est difficile à vaincre, mais elle a subi des revers.
Si les « occidentalistes » se trouvent surtout dans l’encadrement culturel, celui-ci est loin d’être unanime. Le soutien inconditionnel et le retrait commotionné coexistent avec l’opposition à la guerre.
Breizh-info.com : Avez-vous pu observer un changement d’ambiance ou de discours depuis les premières mobilisations jusqu’à aujourd’hui ? Une lassitude, une radicalisation ?
Thierry Marignac : S’il existe une composante de lassitude, due à l’ampleur du massacre et la durée du conflit, il ne s’agit en aucun cas d’un renoncement. Si on sent une forme de radicalisation, elle est provoquée par l’entêtement des Occidentaux à poursuivre la guerre, dans lequel certains perçoivent l’intention colonialiste de s’emparer des richesses naturelles de la Russie. « Je suis loin de trouver le régime parfait, mais je ne suis pas contre mon pays », me confiait une femme-médecin. J’ai vu ou interrogé très peu de gens qui seraient favorables à un régime à l’occidentale. Le cauchemar des années 1990 est encore dans toutes les têtes.
Breizh-info.com : En France, on répète que la Russie est isolée. Mais que perçoivent les Russes de cette « isolation » ? Le conflit en Ukraine est-il vu comme un conflit avec l’Ukraine… ou avec l’Occident ?
Thierry Marignac : En Russie, on entend plutôt que c’est l’UE qui s’isole avec des mesures suicidaires et un moralisme qui ne l’est pas moins. Le Russe est toujours un curieux mélange d’Européen et d’Asiatique. Quand on est adossé à la Chine et à l’Inde, quand on parle au Brésil et au Venezuela, au Niger et à l’Afrique du Sud, on n’a pas l’impression d’être isolé. Si l’on aborde la mélancolie d’être séparé de l’Europe et en particulier de la France, dont le rayonnement culturel est toujours vif, c’est une autre question qui est plus affective. Le conflit actuel est évidemment considéré comme un affrontement tardif avec les anglo-américains et leurs alliés.
Breizh-info.com : Que vous inspirent les intellectuels occidentaux qui analysent la Russie… sans jamais y avoir mis les pieds depuis 2014 ?
Thierry Marignac : …S’ils y ont mis les pieds avant !… S’ils connaissent langue et culture !… C’est loin d’être toujours le cas… L’ignorance et l’incompétence sont de mise dans les médias modernes « grand public », c’est du reste la meilleure arme pour désinformer à coups de sensationnalisme et d’un ramassis de clichés périmés. Ces gens-là font leur travail. Ils parlent de ce qu’ils ignorent autant qu’ils se taisent sur ce qu’ils savent.
Breizh-info.com : En Occident, la guerre est toujours analysée à travers un prisme moral. En Russie, est-elle vécue comme une tragédie, une nécessité, une revanche ou un destin ?
Thierry Marignac : La moraline occidentale fait sourire les Russes, toujours pragmatiques, observant que des intérêts géopolitiques majeurs sont manifestement au cœur du conflit. Cette guerre est vécue en partie comme une tragédie, en raison de la proximité qu’ont beaucoup de Russes avec l’Ukraine, une hécatombe slavo-slave. « Nous nous battons contre notre miroir » disent les soldats du front, ainsi que le rapporte mon préfacier, Daniil Doubschine, ex-secrétaire de feu mon ami Édouard Limonov pour les affaires littéraires.
Breizh-info.com : À lire votre livre, on sent une Russie fière mais fatiguée. Est-ce un pays qui se meurt ou un pays qui renaît ?
Thierry Marignac : La légendaire endurance des Russes leur a permis de traverser bien des épreuves au cours de leur Histoire, bien des fatigues. Meurt ou renaît, la question me dépasse, mais on sent une extraordinaire vitalité qui ne se dément pas — et où qu’on soit. Bien des pays occidentaux pourraient envier cette qualité-là.
Breizh-info.com : Si vous deviez résumer en une phrase ce qu’on ne comprend pas en France sur la Russie d’aujourd’hui, que diriez-vous ?
Thierry Marignac : Que contrairement à l’archétype rabâché par les apparatchiks, journalistes et politiciens français, la Russie moderne n’a rien à voir avec l’URSS de Staline. Il ne s’agit plus de l’affrontement de deux systèmes différents, mais de la concurrence planétaire de deux systèmes identiques
Propos recueillis par YV
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Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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5 réponses à “Thierry Marignac (Vu de Russie) : « La Russie moderne n’a rien à voir avec l’URSS de Staline » [Interview]”
Merci
excellente analyse
la question : jusqu’où veut aller l’oxydant dégénéré ?………….
Ce que l’on ne comprend pas c’est que la Russie est sur le Continent Européen, de race blanche, de tradition chrétienne. A la chute du mur il fallait l’intégrer à l’OTAN comme Poutine lui-même l’avait demandé. Évidemment cela ne faisait pas l’affaire des Américains. Un « renversement des Alliances » est toujours possible. Faudrait-il commencer par un FREXIT et mettre en place des accords de type BRICS+ avec tous les Pays soucieux de paix. Retrouver notre souveraineté est la condition première sine qua non. Ceux qui s’y opposent méritent … des baffes.
A noter dans les deux pays mais aussi la Chine l essor extraordinaire de l immobilier qu il soit construit dans le pays ou dans un pays ami. Ils construisent des tours et des ensembles de tours en Turquie, à Chypre a Dubai..etc..tout le monde veut profiter de la flambee des prix. Tout une faune amorale outranciere plus ou moins camee gravite la. Et cela suppose de la demographie… gare à la chute des empires immobiliers!
Un récit romantique et troublant vous en apprendra plus sur l’âme russe, sur la Crimée « les cors indécents » (Amazon.) L’auteur a vécu de très nombreuses années en Russie et sillonné la Crimée. De très nombreuses familles sont mixtes, Russes et Ukrainiennes par le mari ou par la femme. Les Russes sont nationalistes, patriotes, attachés à la famille, à la patrie, à la culture, aux arts, à cette nature immense et les Ukrainiens sont du même gabarit. C’est une tragédie pour ces deux peuples frères.
Manifestement Titus a entendu Bérénice… Nous avons que dis-je nous souffrons du problème du métissage pas avec des Européens mais avec les sournois d’Allah et toujours ce sont les chaudasses de basse roture qui ont des chaleurs ajoutez -y une poignée de gochiastitude écolo-bobo et nous sommes débordés par les morpions apatrides sans racines.