Les Anglo-Saxons aiment trahir, même entre eux

C’est dans le brouhaha feutré d’un bistrot du Guilvinec que j’ai recroisé un vieil habitué, ancien sous-marinier, un homme solide, discret, au regard attentif, formé à la patience silencieuse des profondeurs. À la table d’à côté, des marins du commerce parlaient comme chaque jour et sans se lasser de conteneurs, de mouillages trop courts et de diesel trop cher. Lui n’écoutait pas, il observait — il attendait que je lui parle d’AUKUS un sujet que nous avions déjà abordé et que l’actualité remet sur la table.

À peine évoquée, la question le fit sourire d’un air qui n’était ni ironique ni amer, mais presque satisfait. Depuis le jour où l’Australie avait rompu sans vergogne son contrat avec la France pour se jeter dans les bras anglo-saxons, il attendait ce moment. Non pour se venger, non pour se plaindre, mais pour constater avec cette tranquille lucidité des gens de mer que certaines trahisons appellent inévitablement leur retour. Il y a, disait-il, des vérités qu’on laisse remonter à la surface comme une bouée qui file, lentement, vers la lumière.

En 2021, au mépris des engagements, du travail accompli, et de cette forme ancienne d’honneur qu’on appelle encore la parole donnée, l’Australie avait brusquement tourné casaque. Le contrat signé avec Naval Group, fruit de longues années de coopération, fut déchiré comme un torchon usé. Et dans le silence gêné des chancelleries, ce sont des milliers d’ouvriers, d’ingénieurs, de techniciens français — et bretons pour nombre d’entre eux — qui sentirent le coup. À Lorient, on parlait d’insulte. À Cherbourg, on parlait de sabotage. À Paris, un ministre osa l’expression de « coup dans le dos ». En vérité, c’était une exécution en plein jour.

Les Français, peuple d’habitude peu rancunier, n’en furent pas moins blessés. Ils connaissaient déjà, il est vrai, la musique des trahisons anglo-saxonnes. L’ombre de Mers-el-Kébir — cet épisode de juillet 1940 où la Royal Navy ouvrit le feu sur la flotte française désarmée au mouillage, causant la mort de plus de 1 200 marins — plane encore, dans certaines mémoires navales, comme un avertissement. Le prétexte fut la stratégie, le résultat fut un massacre, et le souvenir n’a jamais vraiment cicatrisé. Ce fut déjà, en d’autres temps, une trahison commise au nom d’une alliance plus grande. Il n’est pas de tradition plus britannique que celle de poignarder ses amis pour, prétendra-t-on, sauver l’équilibre du monde.

Voici donc que les vents tournent. L’Amérique, qui s’était engagée à fournir à l’Australie des sous-marins de classe Virginia, s’aperçoit qu’elle n’en construit pas assez pour elle-même. Les chiffres sont implacables. La flotte sous-marine américaine est à la peine, minée par le vieillissement des unités et l’épuisement d’un appareil industriel incapable de répondre aux ambitions affichées. À peine un sous-marin par an sort des chantiers navals, quand il en faudrait le double, voire davantage. Les promesses faites à Canberra ne tiennent plus. Et déjà, à Washington, l’administration Trump, dans sa seconde mouture, laisse entendre qu’elle pourrait revoir les priorités. L’Amérique d’abord — et les alliés, ensuite, s’ils ne gênent pas.

Les Australiens découvrent aujourd’hui la signification d’un mot venu du fond de l’Europe centrale, que les hommes du yiddisland manient avec l’élégance d’un art domestique : Schadenfreude. C’est la joie mauvaise, la satisfaction discrète que suscite la chute de celui qui vous a méprisé. Les Français, eux, n’en ont pas le monopole, mais le goût leur en revient ces jours-ci, et c’est bien naturel. Car si trahison il y eut, la leçon n’en est que plus juste. L’arrogance impériale des États-Unis, l’obéissance docile du Royaume-Uni, la crédulité australienne — tous ces éléments s’assemblent désormais pour composer le visage d’un échec prévisible.

On comprend mal encore à Canberra que toute alliance avec une superpuissance comporte un risque ontologique. Les États-Unis ne s’allient pas, ils enrôlent. Ils ne promettent pas, ils dictent. Ceux qui marchent dans leur ombre finissent par perdre la leur. On croit s’y abriter, on y disparaît. L’image, ici, n’a rien de poétique. Dormir auprès d’un ours, quand on est rat du Pacifique, c’est espérer qu’il ne se retournera pas pendant la nuit. Et pourtant, l’ours bouge, il grogne, il s’étire — et déjà l’Australie redoute le poids de son flanc.

Alors, peut-être, viendra le temps d’un retour. On parle à voix basse, dans les cercles de défense australiens, de rouvrir le dialogue avec la France. L’idée est jugée audacieuse par les uns, nécessaire par les autres. Les sous-marins Suffren, déjà disponibles, pourraient combler le vide capacitaire qui se profile. La coopération franco-australienne, fondée sur un équilibre plus respectueux, offrirait une souveraineté bien supérieure à celle promise par AUKUS.

Il faudra, pour cela, un acte de contrition. Les Anciens disaient : aller à Canossa. Les modernes pourraient dire : retourner à Cherbourg. Ce ne serait pas humiliation, mais sagesse. Le XXIe siècle commence à peine, et déjà ses alliances craquent comme des coques mal rivetées. Les Français, peuple vieillissant mais tenace, n’ont peut-être pas dit leur dernier mot dans le Pacifique.

Balbino Katz — chroniqueur des vents et des marées —

Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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3 réponses à “Les Anglo-Saxons aiment trahir, même entre eux”

  1. Bernard Plouvier dit :

    Excellent !
    mais on peut booster la rubrique des « trahisons » britanniques modernes
    après Mers el-Kébir (et la base aérienne d’Oran), il y eut en septembre 1940 le massacre de Dakar (où les Français ont pu résister et assez férocément), puis l’attaque contre le Levant français de juin-juillet 1941 (parce qu’une vingtaine d’avions de transport allemands avaient bénéficié quelques jours d’un Droit d’étape, d’ailleurs terminé quand les Anglo-gaullistes ont attaqué), puis ce fut le tour de Madagascar … parce que le clown psychotique Churchill avait lu dans sa pinte de cognac quotidienne que les Japonais « la menaçaient » (devait pas trop savoir étudier un planisphère, le sobre « winnie »).
    Aucun gouvernement ne respecte jamais la « parole donnée »… d’ailleurs donnée en général par une administration déjà remplacée par la suivante !
    Dictature ou Démo-Ploutocratie, c’est tout un : les coups fourrés, les coups de poignard dans le dos sont décidés pour des raisons de (très) gros sous, toujours et partout.
    La politique n’a rien à faire avec la morale et tout à faire avec l’intérêt du moment.

  2. CREOFF dit :

    Les Australiens sont essentiellement des Anglais ou irlandais repris de justice envoyés la bas aux travaux forcés à partir des années 1870 environ. La trahison est un sport national comme le mensonge dans d’autres sociétés. Ils s’inquiètent, dit l’article, de l’ours à leur porte mais pas des millions de Chinois qui sont déjà dans leur pays et forment une communauté séparée très efficace. Les visas chinois sont la contrepartie de l’achat du charbon..et la subordination à long terme. Le Chinois est patient.

  3. Poulbot dit :

    Dans cette Histoire on peux voir en filigrane la tricherie permanente de l’industrie et du gouvernement Américain , qui n’hésitent pas a lancé des contres vérités et des mensonges sur le pays et les industriels étranger qui font de l’ombre a l’Oncle Sam , nous l’avons nous français déjà subi a plusieurs reprise avec le concorde , le TGV, le rafale…..la ce sont des sous-marins.
    A noté également que les dessous de table bien garnie font également parti des tricheries de l’Oncle Sam , pays qui ce dit au passage notre amis…. LoL
    Les Américains non pas d’Amis, ce ne sont que de méprisable vautours.

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