Un dossier explosif vient de secouer Belfast et Londres. Huit années d’enquête, près de 47 000 documents examinés, 22 arrestations, un coût dépassant 48 millions de livres sterling : l’opération Kenova, publiée mardi, lève enfin le voile sur l’histoire de celui que les services britanniques considéraient comme leur taupe la plus précieuse au sein de l’IRA.
Cet agent double, connu sous le nom de code Stakeknife, aurait opéré en plein cœur de l’« Internal Security Unit », la branche interne chargée d’identifier, interroger et exécuter les informateurs au sein de l’IRA républicaine. Pour beaucoup de familles endeuillées, il était non seulement infiltré — il participait. Et pendant toutes ces années, il aurait été protégé par l’État britannique.
Un nom circule depuis longtemps : Freddie Scappaticci
Officiellement, le rapport n’a pas le droit de confirmer l’identité de Stakeknife.
Officieusement, tout le monde le connaît. Depuis vingt ans, un nom revient : Freddie Scappaticci, membre influent de l’IRA à Belfast, mort en 2023.
L’ancienne équipe d’enquête, comme les familles de victimes, estime qu’il n’y a plus aucun doute. Mais Londres s’accroche à un principe : NCND — “Neither Confirm Nor Deny”, la règle qui permet au gouvernement britannique de ne pas reconnaître un agent.
Une politique dénoncée publiquement par l’équipe Kenova : elle serait devenue un moyen d’empêcher la vérité d’émerger, au détriment des victimes.
Selon Sir Iain Livingstone, directeur de l’enquête, ce silence d’État empêche « la vérité et la justice ».
L’agent double était protégé, payé, parfois célébré
Le rapport décrit un système rodé.
Stakeknife aurait reçu des dizaines de milliers de livres, une aide à l’achat d’un logement, un véhicule, et même… une fête de départ envisagée par l’armée.
À un moment, il est même transporté incognito sur un avion militaire, muni d’une identité fournie par les forces armées — alors qu’il était recherché pour conspiration de meurtre.
Un service entier fut créé pour exploiter ses informations : « The Rat Hole ».
Une base dédiée, un téléphone réservé à ses transmissions, une base de données spécifique nommée « Bog Rat », et la présence permanente d’un agent du MI5.
Autrement dit : Londres savait. Et Londres suivait.
Un agent si précieux qu’on le laissait faire ?
C’est l’accusation la plus lourde du rapport. Kenova n’a trouvé aucune preuve que des officiers britanniques aient tenté d’interrompre les activités violentes de l’agent — même lorsqu’il était lié à des enlèvements ou des exécutions.
Selon l’enquête, protéger la source primait parfois sur les vies civiles.
Un cas documenté est glaçant : Stakeknife aurait incité une future victime à se rendre à un rendez-vous en sachant qu’elle serait enlevée. Son unité de contrôle aurait jugé que l’agent était « plus important que la victime ».
Pour les familles des disparus, ce passage résume tout.
Jon Boutcher, l’actuel chef de la PSNI (police nord-irlandaise), s’est exprimé sans détour. Il parle d’un manque de coopération du MI5, de documents remis tardivement, et même de décisions politiques qui « sapent la confiance du public ».
Il qualifie la décision de ne toujours pas nommer l’agent d’« absurde » et estime que cette opacité empêche la justice d’avancer.
De son côté, le gouvernement britannique répond que lever totalement le secret risquerait d’affaiblir les capacités des services de renseignement. Une justification balayée par les familles, pour qui la mesure s’apparente à une protection d’État.
Un scandale qui dépasse l’histoire de l’IRA
Pour un lecteur français, l’affaire Stakeknife peut paraître technique. Elle ne l’est pas. Ici, le débat dépasse l’IRA et le nationalisme irlandais : il touche à la confiance entre citoyens et institutions.
En Irlande du Nord, où la mémoire est encore vive, chaque parole officielle compte.
Mais quand le gouvernement affirme ne « ni confirmer, ni nier », les familles, elles, entendent : « Nous savons — mais vous ne saurez pas. »
Illustration : DR
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