Kenavo Henri, le dernier des Frères Morvan : la Bretagne orpheline d’un chant, d’un souffle, d’un monde

Il est parti comme il a vécu : discrètement, solidement enraciné dans sa terre de Botcol, en Saint-Nicodème, sans bruit ni grand discours. Le 12 avril 2025, Henri Morvan s’est éteint à l’âge de 93 ans, emportant avec lui la voix du dernier des Frères Morvan, cette fratrie devenue l’emblème vivant du chant traditionnel breton. À travers lui, c’est une Bretagne rurale, fière et joyeuse, qui tire sa révérence, une Bretagne de voix plus que d’artifices, de mémoire plutôt que de spectacle. Il sera inhumé ce mercredi 15 avril, au pays.

Un chant né de la terre

On ne comprendra jamais les Frères Morvan sans parler d’abord de la terre. Botcol, leur village natal, niché dans les collines des Côtes-d’Armor, fut d’abord un lieu de labour avant d’être une scène. Henri, François, Yvon et Yves étaient paysans, et le sont restés. Leur chant est né des champs, des noces, des pardons, des veillées d’hiver et des soirs d’abattage, quand le chant était autant une nécessité qu’un divertissement. C’est là, au cœur de la vie ordinaire, que le kan ha diskan a trouvé ses messagers.

Henri était le plus jeune des trois chanteurs qui composèrent officiellement le groupe dès 1958, après la mort de leur frère aîné Yves. Ensemble, ils animèrent des milliers de festoù-noz – jusqu’à 100 dates par an – refusant longtemps d’être rémunérés, chantant « pour donner du plaisir aux gens », comme ils le disaient eux-mêmes. Leur instrument, c’était leur voix, posée comme une enclume, balancée comme une faucille. Leur scène, ce fut d’abord la Bretagne tout entière, des villages oubliés aux grandes capitales de la culture bretonne.

Les frères Morvan, ou le kan ha diskan à l’état brut

Avec leurs fameuses chemises à carreaux, leur humour paysan et leur refus obstiné de quitter la Bretagne, les frères Morvan sont devenus plus que des chanteurs : des icônes populaires, des bornes vivantes d’une mémoire orale qui risquait de disparaître. Grâce à eux, le kan ha diskan – ce chant responsorial à danser, propre à la Bretagne intérieure – a survécu aux décennies, aux modes et aux micros synthétiques.

Henri en était le meneur, le « kaner ». Sa voix relançait inlassablement celle de ses frères, construisant des chants à plusieurs couches, tuilés, hypnotiques, faits pour faire tournoyer des milliers de jambes sur les parquets. Des gavottes, des plinns, des fisels… Tout un répertoire collecté à l’oreille, transmis de génération en génération, sans autre partition que celle gravée dans la mémoire paysanne.

Ils n’avaient rien cherché, mais tout est venu à eux : les prix, les distinctions, les scènes prestigieuses. Ils chantaient aux Vieilles Charrues comme d’autres traînent une charrue – avec application, avec fierté, avec naturel. En 2009, 60 000 personnes acclament leur fusion avec les Tambours du Bronx. Ils ouvrent des concerts de Manu Chao, partagent la scène avec Dan Ar Braz, jouent aux Transmusicales, chantent avec Alan Stivell. Sans jamais perdre l’accent ni l’humilité.

À Saint-Nicodème, pour fêter leurs 40 et 50 ans de scène, des milliers de personnes vinrent leur rendre hommage. Les Morvan n’étaient pas des vedettes – ils s’en défendaient. Ils étaient des racines. Et dans un monde où tout se déracine si vite, c’était peut-être cela qui les rendait uniques.

Une voix qui s’éteint, une légende qui reste

François est parti en 2012. Yvon l’a suivi en 2022. Henri, à son tour, a fermé le livre le 12 avril dernier. « Une encyclopédie s’en va », ont dit certains. « Une page de la culture bretonne se tourne », ont ajouté d’autres. Mais les chants, eux, restent. Ils résonnent dans les écoles Diwan, dans les maisons de retraite, dans les festoù-noz, dans les collectages sonores, dans les souvenirs de ceux qui, un jour, ont dansé sur un de leurs airs.

Leur chanson « Joli koukou » est devenue un hymne. Leur chant, une éthique. Leur présence, une mémoire. Henri, le plus joyeux, le plus blagueur, laisse l’image d’un homme rieur, modeste, enraciné, à l’écoute des jeunes générations qu’il recevait volontiers chez lui pour transmettre son savoir. Il ne se disait pas intellectuel, encore moins artiste. Il était simplement « de là ».

Ce mercredi, à la chapelle de Burthulet, il rejoindra ses frères et ses parents. Il sera pleuré par toute une région, par des générations de danseurs et de chanteurs. Les hommages se sont multipliés : de Dan Ar Braz à Alan Stivell, en passant par de nombreux acteurs politiques ou culturels locaux.

« Ce sont les jeunes qui sauveront la Bretagne », disait Alan Stivell dans son hommage. Sans doute. Mais ils ne le feront pas sans mémoire. Et cette mémoire-là, Henri Morvan l’a léguée en chantant. En vivant.

Alors Trugarez, Henri. Pour les chants, les sourires, les pas de danse, les longues soirées d’hiver comme d’été devenues éternité. Joli coucou, à jamais.

YV

Crédit photo : wikipedia (DR)

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