La scène se passe en 1942 au Stalag IV B, l’énorme camp de Mühlberg, dans l’est de l’Allemagne, où sont retenus des milliers de soldats français (dont pas mal de Bretons) faits prisonniers par la Wehrmacht en 1940. Une grave épidémie de typhus sévit. L’administration du camp a appelé en consultation une sommité médicale, professeur à la faculté de médecine de Vienne. On lui présente les médecins français du camp. L’un d’eux vient de Nantes. « Nantes ! note avec sympathie le professeur, la ville de Laënnec ! » Un médecin militaire allemand tente de ramener sa science : « Ach ! Laënnec ! Das Stethoskop ! » Le mandarin le toise sévèrement : « Oui, le stéthoscope, et tout le reste de la médecine aussi ! »
Cette anecdote (que je tiens d’un témoin direct) atteste de l’immense respect des milieux médicaux internationaux pour le médecin breton René-Théophile-Hyacinthe Laënnec (1781-1826). Celui-ci a fait accomplir à la médecine des progrès décisifs, en dehors même de la phtisiologie (il a par exemple créé les mots « cirrhose » et « mélanome »). À la fin du XIXe siècle, Sir Benjamin Ward Richardson voyait en lui l’un des seize « maîtres » de la médecine de tous les temps. Il était le plus récent d’une liste ouverte par Hippocrate, Paulus, Paracelse et Vésale (un seul autre Français, l’aliéniste Philippe Pinel, figure dans la liste).
Encore une lacune du Dictionnaire de Nantes
Le principal apport scientifique de Laënnec, en effet, n’est pas le stéthoscope lui-même, ni même la technique d’auscultation rendue possible par l’appareil. C’est, au-delà, l’énoncé de règles d’observation rigoureuses, conditions d’un diagnostic pertinent en anatomie pathologique. Ces principes ont été exposés par Laënnec, alors âgé de 38 ans, dans De l’auscultation médiate, ou Traité du diagnostic des maladies des poumons et du cœur, fondé principalement sur ce nouveau moyen d’exploration. Ce livre qui a eu un immense retentissement est paru en 1819 – il y a donc 200 ans cette année.
Il est dommage qu’aucune institution n’ait jugé bon de célébrer avec solennité le bicentenaire de cette publication. (L’Académie de médecine a toutefois marqué l’an dernier le bicentenaire du discours prononcé devant elle par Laënnec pour présenter le stéthoscope.) On pense en particulier à l’université et à la ville de Nantes. Hélas, si l’université possède une riche collection Laënnec ouverte aux chercheurs, la municipalité nantaise semble indifférente.
Peut-être parce que Laënnec illustre trop les liens qui unissent Nantes à la Basse-Bretagne. Peut-être aussi par simple ignorance. La ville a financé voici quelques années la rédaction et la publication d’un Dictionnaire de Nantes dont Breizh-info a souligné certaines insuffisances graves. L’historien Alain Croix, coordinateur de l’ouvrage, y a consacré à Laënnec un article pas moins contestable. On y lit que « l’illustre inventeur du stéthoscope en 1816, n’a de lien avec Nantes que d’avoir été élevé par son oncle Guillaume, mais il quitte la ville à seize ans, affecté déjà à l’hôpital militaire de Brest ».
Côtes-de-Brest
Étrange affirmation quand tous les autres historiens, tel Prosper Jean Levot dans sa Biographie bretonne de 1857, écrivent que René-Théophile résidait alors chez son oncle et tuteur Guillaume Laënnec, célèbre professeur de médecine à Nantes. En réalité, Alain Croix s’est probablement livré à l’une de ces extrapolations hasardeuses dont il a le secret (voir par exemple le cas plutôt cocasse des girouettes de Nantes). À 16 ans, Laënnec a été nommé aide-chirurgien militaire à l’armée des Côtes-de-Brest, et la même année il a fait un voyage à Brest. L’historien en a probablement déduit qu’il avait alors quitté Nantes pour Brest.
Or le nom de Côtes-de-Brest était manifestement une périphrase révolutionnaire pour éviter le nom « Bretagne » : le territoire de l’armée couvrait toutes les côtes bretonnes, de Saint-Malo au Pays de Retz. L’un de ses principaux établissements, l’Hôpital de la Paix, se trouvait à Nantes et son médecin-chef était… Guillaume Laënnec. Les nombreux documents cités par Alfred Rouxeau dans L’Enfance et la jeunesse d’un grand homme : Laennec avant 1806 (Paris, Baillière, 1912) ne laissent aucun doute : de 15 à 19 ans, René-Théophile Laënnec a suivi toute la première partie de sa formation médicale aux côtés de son oncle à Nantes, avant de poursuivre ses études à Paris.
L’inaction nantaise est donc regrettable. La municipalité de Johanna Rolland honore volontiers Jules Verne malgré quelques mots très durs pour sa ville natale. Il est dommage qu’elle n’ait pas prévu de célébrer dignement la parution d’un livre qui a fait date dans l’histoire de la médecine.
E.F.
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