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Irlande et Brexit. Dominique Foulon : « Si on impose une frontière, on revient de facto sur les accords du Vendredi Saint » [Interview]

Dominique Foulon est un grand connaisseur de l’Irlande et du conflit politique qui a traversé le XXe siècle touchant notamment l’Irlande du Nord.

Ex-rédacteur à Irlande Libre et Solidarité Irlande, Dominique Foulon a également publié un ouvrage — sans doute le seul existant en français — retraçant le combat des loyalistes en Ulster : Pour Dieu et l’Ulster : histoire des protestants d’Irlande du Nord . 

Alors que le Brexit se profile et qu’avec existe le spectre de la possibilité d’un rétablissement d’une frontière entre République d’Irlande et Irlande du Nord, nous l’avons interrogé. Pour connaître son avis sur la situation, pour qu’il nous parle de son analyse à la suite du récent attentat commis, à Derry, par la New IRA, mais aussi pour qu’il évoque avec nous ce qu’il se passe (règlements de compte) au sein de la mouvance loyaliste, puisqu’il s’agit sans doute du seul auteur francophone à s’être intéressé depuis plusieurs années à cette question très mal maîtrisée chez nous.

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Breizh-info.com : L’Irlande du Nord connaît un regain de tension en raison du possible Brexit et du flou autour d’un possible rétablissement de frontière entre le nord et le sud de l’Irlande. Quelle analyse faites-vous de la situation  ?

Dominique Foulon : On a longtemps parlé du « problème irlandais » aujourd’hui ce serait plutôt un « problème britannique ». Pendant longtemps Londres a estimé que les troubles d’Irlande du nord étaient un problème interne au Royaume Uni, puis à partir des années 80 a estimé qu’il y avait une « dimension irlandaise » au conflit. Aujourd’hui, avec le Brexit, on voit bien que c’est le rattachement des 6 comtés à la Grande Bretagne qui est la cause du problème.

Les accords du Vendredi saint contenaient la volonté de ne pas réimposer une frontière dure entre le Nord et le Sud. On ne connaît pas les accords du Brexit, mais si cela revenait à imposer une frontière relativement hermétique en Irlande, cela serait un retour en arrière par rapport à tout ce qui a été engagé depuis 20 ans. Cela ne peut amener que des soucis, qu’un raidissement de part et d’autre.

Si on impose une frontière importante, on revient de facto sur les accords du Vendredi saint de 1998. Cela donnera du grain à moudre à tous ceux, dans le camp républicain, expliquaient que ces accords étaient des accords de dupe. Il faut rappeler qu’un des aspects importants de ces accords était que la République d’Irlande avait renoncé aux articles 2 et 3 de sa constitution de 1937. Ces articles expliquaient que les 6 comtés d’Irlande du Nord faisaient partie de l’Irlande et que pour des raisons que tout le monde connaissait l’autorité de la République d’Irlande ne s’y imposait pas. Mais elle reconnaissait l’Irlande dans sa globalité.

Si maintenant, on s’aperçoit avec ce Brexit qu’il s’agit d’un retour pré-accord de 1998, il est possible que l’équilibre fragile depuis 20 ans puisse être mis à mal. Avec quelles conséquences, ça je ne sais pas.

Breizh-info.com : La New IRA a revendiqué l’attentat de Derry il y a quelques semaines. Ils ont menacé l’Angleterre et ses institutions. Est-ce sérieux  ? Groupusculaire  ?

Dominique Foulon : Depuis la fin des années 90, il y a toujours eu des dissidents dans le mouvement républicain, groupusculaires ou pas. Ils n’ont jamais réussi à garder une aile militaire conséquente (arrestations, infiltrations pour les démanteler…). Il n’y a pas d’importance numérique de ces groupes (IRA véritable, IRA continuité, New IRA…).

À chaque fois, ils n’ont pas eu les capacités de s’organiser. Ils ne s’appuient pas non plus sur une opposition politique qui reprend leurs revendications. Il y a eu le Republican Sinn Féin qui ne se développe pas. Il y a eu Erigi, dont on n’a plus de nouvelles (et qui ne soutenait pas la lutte armée). Il y a maintenant Saoradh, créée en 2016 (dissidents du Sinn Féin). Ils ont un bureau sur Falls Road. Ils sont suivis de près dans leurs activités, et la police cherche à les encadrer.

Il faudra attendre les commémorations de Pâques 1916 cette année, pour voir si ces dissidents républicains rencontrent un certain écho, et s’ils arrivent à perdurer. Mais jusqu’à présent, ils n’ont pas eu la capacité de représenter une alternative politique crédible. 

Si on en revient à l’IRA véritable, en dehors de la voiture piégée à Derry (condamnée par de nombreux républicains), l’activité «  militaire  » de l’IRA, avait été, outre un gardien de prison assassiné, plutôt de l’ordre des règlements de compte. Cela montre les difficultés pour s’organiser. Car si l’IRA en est rendu à régler des comptes au sein même de son mouvement, cela laisse peu de chance à un avenir pour se retourner contre l’État, la police…

Il ne me semble pas que ce soit appelé à avoir un avenir dans la situation actuelle. L’IRA était apparue à une période bien précise, où il y avait un enchaînement de faits qui ont permis son développement.

Aujourd’hui, il n’y a plus ce genre de situation.

Breizh-info.com : Du côté loyaliste, le meurtre de Ian Ogle a choqué, à Belfast. Ce militant loyaliste a en effet été assassiné par d’autres loyalistes, affiliés visiblement à l’UVF (Ulster Volunteer Force). Pouvez-vous nous parler de ce qu’est l’UVF, de son actualité ?  Il semblerait que, comme certaines branches de l’IRA dans l’autre camp, ces mouvements ne vivent plus que de trafics et de règlements de compte au sein même de leur communauté.

Dominique Foulon : C’est un peu le même problème que dans le camp républicain — bien qu’on ne puisse pas mettre sur le même plan ces organisations.

L’UVF a connu sa grande époque en 1912 (fondée par Edward Carson). Un mouvement populaire suscité par l’aristocratie locale, mais qui répond à un vrai sentiment chez les unionistes (plusieurs milliers d’adhérents à l’époque). La nouvelle UVF dans les années 60 n’avait rien à voir avec ses ancêtres.

Le fonctionnement et le recrutement étaient très différents. C’est la première organisation qui a fait parler la poudre en Irlande du Nord avant l’été 1969. L’UVF avait été à l’origine de l’assassinat de catholiques, mais aussi d’une protestante dont la maison avait flambé.

Les premiers attentats en Irlande du Nord, c’était l’UVF, avant l’IRA. Il y avait eu la grande peur du cinquantenaire de Pâques 1916. Des loyalistes s’étaient organisés pour défendre la population, quand viendrait le «  grand clash  » imaginé avec les républicains, clash qui n’est jamais venu.

Ils avaient tué deux catholiques, dont un garçon de café — au prétexte qu’il aurait sifflé des airs républicains. Ils avaient voulu cibler un commerce catholique, mais avaient incendié la maison d’à côté, tuant une protestante. Ces gens ont été arrêtés, et condamnés unanimement par la population comme une bande d’ahuris.

Quand il y a eu ensuite le mouvement des droits civiques, il y a eu une série d’attentats à la bombe (1969 toujours). L’opinion les mettait sur le compte de l’IRA. En octobre de la même année, une bombe supplémentaire a sauté, avec celui qui la posait à l’intérieur. On s’est aperçu que c’était un membre de l’UVF et du groupe emmené par Ian Paisley à l’époque.

L’UVF voulait mener une stratégie de la tension (comme en Italie quelques années plus tard avec d’autres belligérants) pour faire accuser le camp d’en face et essayer de procéder à un durcissement de la politique de l’État d’Irlande du Nord contre le mouvement des droits civiques. C’est très méconnu chez nous.

Avec le déclenchement des Troubles, côté protestant, certains ont expliqué que l’UVF avait eu raison avant tout le monde. Mais les mouvements armés loyalistes n’ont jamais eu ensuite une cohérence politique et disciplinaire comme l’IRA par exemple.

Breizh-info.com : Cela a l’air d’être très sectorisé, y compris par quartier, sans vraiment de cohérence…

Dominique Foulon : Effectivement, il n’y avait pas de cohésion politique déjà. Il y a eu des gens qui se réclamaient de l’UVF en étant autonomes dans leurs propres quartiers. Exemple avec les Shankill Butchers qui se réclamaient de l’UVF (dans le quartier de Shankill), qui étaient des sadiques, des assassins, et qui n’ont pas été mis à pied par le reste de l’organisation.

Dans le camp républicain, si on avait découvert que dans tel ou tel quartier nationaliste, des gens de l’IRA torturaient avant d’assassiner, cela n’aurait pas duré longtemps. Là, avec les Shankill Butchers, ça a duré des années.

L’UVF a quand même signé le cessez-le-feu ensuite et les accords du Vendredi saint… Depuis quelques années, ils avaient une vitrine politique légale, le PUP (Progressive unionist Party), mais qui n’a jamais eu une grande audience, y compris électorale. Même des gens qui ont des sympathies éventuelles pour l’UVF se sont tournés, électoralement, vers le DUP (au pouvoir en Irlande du Nord). Pour le reste, on a constaté que depuis quelques années, des assassinats de l’UVF avaient visé d’autres loyalistes. C’est sans fin.

S’il n’y a pas de débouché politique cohérent, on en restera là, aux règlements de compte, aux trafics. C’est une dégénérescence politique.

Breizh-info.com : Lors de nos reportages en Irlande du Nord, nous nous sommes rendu compte que certaines unionistes ou loyalistes ne seraient pas contre une Irlande unie. Mais à la condition que l’Ulster et que les protestants conservent leurs spécificités, et des droits particuliers, car il y a une vraie peur de disparaître. C’est utopique selon vous  ?

Dominique Foulon : Je n’ai jamais réussi à élucider complètement ce problème de l’identité nord-irlandaise, basée sur cette histoire. Commémorer la bataille de la Boyne dans une Irlande unie… je ne sais pas à quoi cela peut correspondre…

Si les gens préfèrent encore porter leur attention sur la religion réformée (protestantisme) – plus présentable que ce qu’était la religion catholique il y a quelque temps… Mais là, ce qui est mis en avant par les loyalistes, c’est plus la conquête, la domination, le camp de ceux qui ont soumis l’Irlande à la colonisation. Donc c’est difficile à justifier.

On peut certes parler d’une « culture orangiste » traditionnelle qui soude une partie de la communauté protestante avec ses marches annuelles, la musique, les bannières etc… Cela créé un sentiment communautaire fort qu’il faut prendre en compte. Mais ces marches commémorent des faits d’armes qui ont à voir avec la conquête de l’Irlande.

Une fois qu’il n’y a plus cette colonisation, qu’est-ce qu’on commémore  ?

Breizh-info.com : Ressentez-vous une inquiétude pour l’avenir de l’Irlande, de l’Irlande du Nord  ?

Dominique Foulon : Pas plus que pour le reste du monde. Il faut vraiment voir ce que cette histoire de Brexit donne. Je ne vois pas comment le problème avec l’Irlande du Nord peut se résoudre. N’oublions pas non plus l’Écosse, car la question de l’indépendance est là aussi ouverte et c’est une autre question non résolue.

Pour finir sur les dissidents républicains, jamais aucun parti n’a réussi à dominer le Sinn Féin, mais on s’aperçoit de plus en plus que c’est un parti devenu institutionnel. On voit avec le changement de génération que ce parti représente plus aujourd’hui la classe moyenne que la classe ouvrière. Les leaders politiques actuels n’ont pas connu la période des Troubles, n’ont pas fait partie de l’IRA. Ils prennent moins en compte les classes populaires, les chômeurs. On a pu en voir la conséquence à Belfast notamment, avec un groupe très à gauche comme People Before Profit qui ne se prononce pas sur la question nationale, et qui a pourtant réussi à avoir un élu et du succès dans Belfast Ouest, quartier populaire par excellence.

La lutte des classes est un élément qui pourrait être déterminant dans un pays touché, lui aussi, par une certaine précarité.

Propos recueillis par Yann Vallerie

Crédit photo : DR
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