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Thomas Clavel (La Tour et la plaine) : « J’avais envie, d’écrire un livre non contaminé par les problématiques politico-sociétales » [Interview]

Le dernier livre de Thomas Clavel, auteur que toute la rédaction de Breizh-info.com apprécie, vient de paraitre, et nous en avions parlé la semaine dernière. La Tour et la Plaine est dans un tout autre registre que ce à quoi Thomas Clavel nous avait habitués jusqu’ici.

Nous l’avons interrogé sur cet ouvrage, à commander ici.

Breizh-info.com : Pouvez-vous nous parler de l’inspiration derrière La Tour et la Plaine ? Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ce roman ?

Thomas Clavel : J’avais envie, depuis longtemps, d’écrire un livre « pur », c’est-à-dire non contaminé par les problématiques politico-sociétales. Ce journal fictif, échoué à Autun au début du siècle dernier, m’offrait la possibilité d’élaborer un huis clos psychologique (ou psychopathologique) parfaitement vierge de toute considération polémique contemporaine. J’y aborde uniquement la question du mal, du mal intime, intérieur, qui se déploie dans l’acte de pensée et dans l’acte d’écriture. Lucien Grandier, mon personnage unique, le sécrète ad nauseam. Il en sera la première victime : car le mal est d’abord néfaste pour celui qui en est « l’auteur ».

En m’enfermant dans ce texte imperméable, j’ai pu m’évader de notre pesante actualité dont j’avais coutume de me nourrir dans mes précédents récits. En m’immergeant dans la conscience tourmentée de Lucien, je me suis également offert le luxe de me libérer des contraintes romanesques. Et de produire un livre à contre-courant : si le monde moderne, comme l’écrit Bernanos, est une dangereuse « conspiration contre toute forme de vie intérieure », la menace que je pointe ici provient au contraire de la plus radicale intimité. D’une « vie intérieure » anaérobie, hermétique, autarcique, au développement anarchique, que mon personnage fait mousser comme une crème de ténèbres.

Breizh-info.com : La structure du roman est assez particulière, avec des récits imbriqués et des temporalités multiples. Pourquoi avoir choisi cette structure ?

Thomas Clavel : Le livre est composé d’une lettre introductive (rédigée par un chanoine y rapportant les dernières volontés de Lucien, modeste instituteur et père de famille sans histoires, dont il fut témoin de la sinistre agonie) puis du journal de ce dernier, espèce de laboratoire théologico-poétique où il tentera de s’élucider lui-même — et d’élucider ses pulsions les plus indicibles. Je voulais d’emblée annoncer la mort par suicide du personnage-scripteur afin que le lecteur, délesté du suspens narratif, puisse se concentrer sur l’implacable cheminement psychologique l’ayant conduit à commettre l’irréparable. La question du suicide m’a toujours fasciné. Albert Camus en fait le problème central de la philosophie ; il est aussi le problème central de la littérature.

Breizh-info.com : Le titre La Tour et la Plaine est symbolique. Pouvez-vous nous en expliquer la signification ?

Thomas Clavel : Lucien se croit possédé par deux démons contraires. Le premier, qu’il appelle démon de la Herse (ou la Tour), incarne l’instinct de conservation dans sa forme la plus maladive et la plus paralytique, la pulsion de claustration. Le second, nommé, démon du Bélier (ou la Plaine), représente l’instinct de prédation et de déprédation, la pulsion de perforation. Ces deux entités maléfiques vont s’affronter sur le terrain du journal intime qui les fait dialoguer entre eux dans une psychomachie infernale, chacun de ces deux monstres (apparemment concurrents) cherchant à « posséder » l’entièreté de la conscience du diariste. Il ne s’agit pas ici d’un conflit classique entre le Bien et le Mal, mais entre deux formes de Mal. Le combat est donc piégé : car en réalité, ces deux diables se nourrissent mutuellement de leur dialogisme infernal. Lucien s’enferme dans cette dualité, dans cette fiction scripturaire dont il fait son unique réalité. Seulement voilà : il ne supportera bientôt plus cette impossible dichotomie, ce jeu pendulaire épuisant. Le carnet dédouble le moi et finit par le faire éclater.

Breizh-info.com : Le roman est rempli de symboles et d’allégories. Pouvez-vous nous éclairer sur certains d’entre eux ?

Thomas Clavel : Le livre est en effet entièrement allégorique précisément parce qu’il cherche à faire voir des pulsions invisibles, à désigner des tentations innommables, à montrer des monstres. À donner corps et voix à des choses abstraites et souterraines.

Je suis allé, entre autres choses, puiser directement dans la mythologie. Il y a d’abord l’image du labyrinthe. Ce labyrinthe mental dans lequel s’est reclus Lucien. Un labyrinthe à deux minotaures, à deux démons. Mais Lucien ne retient pas la leçon de Thésée secouru par Ariane. Pour sortir du labyrinthe, il faut d’abord s’évader de soi-même, entendre une voix autre que la sienne, ce que Lucien ne fait jamais : car il s’est enfermé dans son propre logos. Toute confession nécessite et mérite une oreille extérieure. Une confession faite à soi-même est un drame en puissance. Jamais une délivrance. Jamais une réconciliation. Il y a aussi la figure de l’Hydre de l’Herne, cette créature infernale dont les têtes tranchées repoussent aussitôt, et qui sort renforcée du combat qu’on lui oppose. Encore une fois, Lucien n’a pas retenu la leçon d’Hercule, et mènera cette bataille spirituelle perdue d’avance jusqu’à la folie. Tel est le tout premier enseignement du livre : il est impossible de combattre nos pensées intrusives par la pensée. Toute pensée combattue ne fait que croître. Tout raisonnement poussé à son extrémité ne peut mener qu’à la plus radicale déraison. Au fond, on ne peut défaire la pensée par la pensée.

Le livre est donc construit comme une manière de vortex (un autre symbole infernal !) conduisant au pire. Et c’est l’écriture elle-même qui est cause première de cette descente aux enfers. Armé de sa seule plume, Lucien veut exorciser sa possession afin de reprendre possession de lui-même ; en somme, il veut posséder sa possession. Mais si l’écriture est parfois remède (car elle permet de mettre de l’ordre dans le chaos mental), elle est avant tout empoisonnement. Tel est le piège : en voulant conjurer le mal, Lucien le fait enfler prodigieusement. Tout exorcisme, paradoxalement, implique une invocation qui donne au pire de nous-même forme et corps. Voilà donc le deuxième enseignement de La Tour et la Plaine : toute écriture de soi est déjà un pacte signé avec le diable. Au fond, le vrai démon, c’est la littérature — cette goétie autodestructrice, cette sorcellerie littérale. En nommant le mal, en le faisant paraître et comparaître, elle le fait advenir — et ne nous en délivre pas. Oui, il est dangereux de trop vouloir se fouiller, de jouer avec son feu intérieur, de jouer avec les mots, de jouer avec la mort. Si le livre est « la hache qui brise la mer gelée en nous », de cette miraculeuse débâcle peuvent jaillir des monstres affreux. L’intelligence mal exercée est une contre-vertu puisqu’elle finit par se retourner contre son possesseur. L’écriture mal employée est une contre-thérapie puisqu’elle fait rugir ce qu’elle croit pouvoir dompter.

Breizh-info.com : On retrouve dans votre roman des références à de nombreux auteurs et œuvres, notamment de la littérature française et européenne. Quels sont les écrivains qui vous ont le plus influencé ?

Thomas Clavel : En écrivant ce texte, j’ai avant tout voulu rendre hommage à l’immense tradition démonologique : La Divine Comédie, Le Paradis perdu, Les litanies de Satan, L’Ensorcelée, Une saison en enfer (mais aussi Le Dictionnaire infernal de Collin de Plancy) furent des alliés précieux, de noirs amis avec lesquels je faisais quotidiennement converser mon livre.

Breizh-info.com : Quels sont vos projets d’écriture pour la suite ?

Thomas Clavel : Je suis actuellement en pleine désintoxication — car l’écriture de ce journal méphitique m’a dévoré le foie ! Je vais prendre un peu de recul, me consacrer à ma famille. Et puis je crois avoir fait le tour de la question romanesque. Mon prochain livre, s’il advient, sera probablement un recueil poétique.

Breizh-info.com : Quels conseils donneriez-vous à un jeune auteur qui souhaite se lancer dans l’écriture d’un roman ?

Thomas Clavel : Précisément de ne suivre aucun conseil ! Je vois fleurir ici ou là des méthodes payantes (avec lesquelles pactisent certains écrivains « vus à la télé » trop heureux de tirer les dividendes de leur célébrité) censées permettre à chaque acheteur d’écrire son propre chef-d’œuvre. Soyez certains que la littérature n’est pas cela. Elle est une impulsion secrète et souterraine. Si contrat il y a, il doit être signé avec des démons intérieurs. Pas avec des escrocs.

Photo : DR
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Une réponse à “Thomas Clavel (La Tour et la plaine) : « J’avais envie, d’écrire un livre non contaminé par les problématiques politico-sociétales » [Interview]”

  1. alienor dit :

    ce dessin ne me donne pas envie de lire cette oeuvre

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